J’ai mon cabinet DCA et j’y travaille. Je veux amener le maximum de capitaux étrangers vers l’Afrique – je parle des nouveaux investisseurs du secteur privé. C’est cela qui va nous faire nous développer, ce ne sont pas les bailleurs de fonds traditionnels. Je comprends ce que les investisseurs veulent, ce qu’ils veulent voir. Je me sens comme une interprète entre les investisseurs et les gens du gouvernement, et là, je pense que je peux être extrêmement efficace.– Léna Sène CEO DCA-AFRICA
Lors de la conférence The African SME Managers Forum tenue en novembre 2014, à Dakar, en présence d’investisseurs, de banquiers et d’entrepreneurs africains, l’attention s’est portée sur la seule femme représentée dans le panel d’experts. Et pour cause, la Sénégalaise Léna Sène a déclaré que les entreprises n’avaient pas grand-chose à attendre des banques. Une thèse assumée avec force conviction par la présidente de Developing Capital for Africa (DCA), qui, du haut de son expérience dans le monde de la finance, s’attache à démontrer qu’il existe d’autres voies non seulement pour financer ses projets, mais également pour repenser les rapports entre les Etats et les institutions financières pour de meilleures perspectives de développement. Habituée à gérer des centaines de millions de dollars, Léna Sène est de ces profils d’exception recherchés par les établissements financiers les plus performants.
Elle est née aux États-Unis d’un père sénégalais – ancien militant communiste, aujourd’hui homme politique membre d’un mouvement d’opposition sénégalais, le Parti de l’indépendance et du travail, et d’une mère ukrainienne, tous deux ingénieurs agronomes. Notre banquière affiche aussi un cursus impressionnant, titulaire d’un Bachelor en économie de Bates College, d’un Master en administration des affaires (MBA) de la Harvard Business School, et d’un Master en administration publique de la Harvard Kennedy School of Government. Pourquoi la finance? « Parce que c’est à la base de l’économie. On ne peut pas parler de développement, d’économie, sans considérer l’implication de la finance et des banques », explique Léna Sène. Ses premiers pas, elle les a faits comme analyste financière à la Banque JP Morgan, à New York, où elle a eu en charge des portefeuilles représentant plus de 500 millions de dollars en actifs. C’est à cette époque qu’elle fonde, avec d’autres partenaires, le Forum mondial des analystes de banque, et devient trésorière du Conseil des fiduciaires de New York. Elle a aussi participé à l’élaboration du Network 20/20, une organisation ayant pour objectif de préparer, par le biais de conférences et d’initiatives éducatives, des jeunes leaders aux États-Unis à s’investir dans la diplomatie publique.
Elle sera ensuite recrutée par la banque Lehman Brothers comme représentante en placements. Sa mission: fournir des conseils en stratégie d’investissement pour des portefeuilles de clients institutionnels et de particuliers. En 2007, la jeune banquière se retrouve à Washington, où elle intègre le ministère fédéral du Développement urbain. Le président George Bush Jr la nomme ensuite responsable du White House Fellowship, un dispositif d’octroi de bourses de la Maison Blanche, où 14 lauréats triés sur le volet sont sélectionnés sur le plan national pour travailler comme assistant spécial dans différents cabinets ministériels. À ce titre, Léna Sène participe à la préparation d’un symposium sur les infrastructures en Afrique de l’Ouest, organisé au Ghana avec le concours du Département d’États américain et du Millennium Challenge Corporation.
À l’issue de cette mission, elle retournera chez Lehman Brothers avant d’acquérir une nouvelle expertise en tant que consultante partenaire dans une autre institution du monde de la finance, Impact Capital Partners LLC à New York. Puis ce sera la compagnie Deer Isle Capital qui lui offrira un poste de directrice générale. Le Département d’États américain fera même appel à ses compétences pour une étude sur « l’impact de l’investissement de capitaux privés générant des bénéfices financiers et sociaux dans les pays émergents ».
Forte de toutes ces expériences et disposant d’un précieux carnet d’adresses, en 2013, notre Sénégalo-Ukrainienne décide de s’installer à Dakar où elle ouvre son propre cabinet de conseils, DCA. Elle en fait un organe dédié aux fonds d’investissement et aux gouvernements africains en matière de mobilisation de ressources auprès d’investisseurs internationaux et de banques spécialisées. Ainsi, la jolie trentenaire, nominée par Savoy Magazine parmi les 100 femmes noires américaines les plus influentes du monde du business américain, a rejoint la terre de son père où elle voulait se rendre utile. Léna Sène est toujours restée Sénégalaise de cœur, elle qui parle le wolof avec un délicieux accent américain.
Brune : Lors du Forum des leaders de Dakar, vous avez pointé du doigt la frilosité des banques envers les petites et moyennes entreprises (PME). N’est-ce pas dangereux d’émettre ce constat de façon aussi ouverte ?
Léna Sène: Je pense que les gens en ont assez de l’hypocrisie, des choses qu’on dit juste pour promouvoir ses intérêts. C’est quelque chose que j’ai appris de mon père. Il fait partie de la mouvance du président Macky Sall au Sénégal, mais cela ne l’empêche pas de critiquer le gouvernement quand il le faut, pour certains actes ou manque d’actions. J’applique la même méthode dans les affaires. Quand on essaie de promouvoir quelque chose, il faut aussi avoir le courage de dire la vérité et d’assumer les conséquences. Ce que j’ai dit à propos des banques est la réalité. En général, on vous dira que le risque à assumer pour les banques est trop grand, qu’il faut d’autres partenaires pour soutenir les PME, etc. Mais les banques ne sont pas prêtes à prendre ce risque et c’est une réalité. Personne n’en parle, mais tout le monde le sait. En tout cas, ceux qui sont dans la finance le savent. Et c’est pour cela qu’existe le concept du Missing Middle qui a été développé en 2010-2011, à Davos. Ce concept traite du manque de financement dans les pays sous-développés et surtout en Afrique. Avec un autre partenaire, nous avons beaucoup étudié ce sujet et, en tant que banquière, je sais qu’on a un rôle à jouer et qu’il ne faut pas attendre.
Brune : Est-ce que dans ce Missing Middle, il y aurait davantage de choses à faire pour les femmes ?
Évidemment. J’en ai déjà parlé à Davos. La majorité des PME dans plus de 60 % de nos pays sont dirigées par des femmes, même si la notion de PME peut varier d’un pays à l’autre. Il est donc très difficile d’avoir les statistiques exactes pour savoir combien de PME sont dirigées par des femmes, et quelles sont les tailles de ces PME parce que beaucoup sont dans l’informel. Le FMI [Fonds monétaire international, NDLR] a une définition des PME qui ne correspond pas avec celle donnée par la Banque mondiale ou par les autres organismes de développement. Le problème de savoir qui sont les acteurs derrières les PME reste entier. Et quand les banques ne peuvent pas avoir ces informations, il faut absolument un accompagnement d’organisations comme la Bad [Banque africaine de développement] ou d’autres structures de développement pour essayer d’élever ce segment d’acteurs du développement.Brune : Les entreprises gérées par des femmes n’ont souvent pas les mêmes besoins financiers que celles tenues par des hommes. N’y a-t-il pas quelque chose à faire pour permettre à chaque entrepreneur bancable de trouver ces appuis requis ?
Très sincèrement, c’est important parce que je l’ai vécu, maintenant que je suis de retour en Afrique. Aux États-Unis, ce n’était pas un problème, mais je me suis rendu compte qu’en Afrique, les PME ne sont pas encouragées. Beaucoup ont toutes les capacités, les méthodes de gestion, la vision, etc., pour aller vers n’importe quelle banque et lui dire: « Voilà ce que je dois accomplir. »Elles ne vont certes pas recevoir un financement juste sur la base de leurs dires. Il leur faudra montrer les preuves de l’activité et de la durée de celle-ci. Mais avoir le courage et l’audace d’aller vers les opérateurs pour leur demander ce dont elles ont besoin, c’est ce qui manque. Je trouve que les entrepreneurs hommes ont beaucoup plus d’encouragements et ils n’ont pas peur de s’imposer. Les femmes entrepreneures doivent se dire qu’elles peuvent obtenir elles aussi ce dont elles ont besoin pour progresser, au lieu de se contenter de ce qu’elles ont.J’ai rencontré une femme qui a près de cinq pressings au Sénégal et qui affiche un excellent chiffre d’affaires; n’importe quelle banque devrait pouvoir l’accompagner pour faire évoluer son business. Mais elle concède ne pas faire confiance aux banques! C’est une question de connaissance de la finance dont ne bénéficient pas certaines personnes.
Brune: Aujourd’hui, on parle de taux de croissance assez importants sur le Continent. Malheureusement, à part la lente éclosion d’une classe moyenne, on ne voit pas la population profiter de cette croissance flirtant avec les 6 % voire 8 %. Pourquoi ne voit-on pas les bénéfices de cette croissance pour les populations les plus démunies?
La réponse est très simple: nos gouvernements freinent en général. Le potentiel est là, les investisseurs sont là, mais la redistribution des gains freine. Beaucoup de grandes compagnies bénéficient des grands marchés et négocient pour payer moins d’impôts et de taxes. Ces montants perdus étaient censés financer tout ce qui est social, l’éducation, la santé, etc. Les populations attendent toujours de voir les bénéfices de la croissance, et je pointe du doigt la responsabilité de nos gouvernements. Nous avons des leaders qui ne connaissent pas l’éthique, ni les limites de la loi et de la décence. C’est là le problème. Ce que l’expérience Lehman Brothers m’a appris, c’est que la loi est une chose qu’il faut respecter, qu’il faut avoir le sens de la mesure et de l’éthique, et ne pas manipuler à l’infini les marchés pour tirer le maximum à son seul profit.
J’ai pratiqué Wall Street pendant une dizaine d’années, et je vois un parallèle entre la façon dont les banques et les pays sont dirigés. En Afrique, les gens du secteur privé et ceux du public ne parlent pas le même langage. Or, on a besoin de personnes mieux formées pour traiter de questions financières. L’avenir appartiendra aux pays qui trouveront des solutions pour faire de bons accords « public-privé » de façon plus solide. Tout le monde a cette idée en tête, mais en regardant les choses en profondeur, les parties ne se comprennent pas toujours. Si cela se faisait de façon plus professionnelle, efficace et profonde, nos populations s’y retrouveraient davantage.
Brune : Pourquoi êtes-vous revenue au Sénégal ?
J’ai grandi au Sénégal, et même si je suis née aux États-Unis, mon cœur a toujours été en Afrique. C’est quelque chose qui est en moi. En tant que banquière, en tant que professionnelle, je vois les opportunités et le potentiel que l’on a en Afrique. Ma formation en finance et en économie me permet de voir ce potentiel. Je constate aussi, il est vrai, les difficultés que l’on a. Je veux contribuer au changement et amener mon expertise sur le plan public et privé. L’année que j’ai vécue à Washington, à la Maison Blanche, le temps que j’ai passé comme directrice de campagne dans une élection présidentielle au Sénégal [au service d’Idrissa Seck, ancien Premier ministre de l’ex-président Abdoulaye Wade, et leader du mouvement Rewmi, une coalition d’opposition au président Macky Sall], m’a permis de mieux comprendre les deux secteurs. Je pouvais rester à New York, mais je préfère être sur le Continent et faire face aux défis sur place. C’est difficile, car il faut s’adapter à de nouvelles mentalités, et en tant que femme entrepreneure, ce n’est pas toujours évident. Mais je me suis dit que si je ne le fais pas maintenant, peut-être vais-je le regretter un jour.
Brune : Qu’y a-t-il d’ukrainien en vous ?
J’adore le froid ! Il fait d’ailleurs très froid dans mon bureau. J’adore la cuisine ukrainienne, très chaleureuse et épicée. Et ce que j’aime le plus, la confiance en soi que l’Ukrainien a toujours eu ! Cette attitude d’indépendance, de liberté et de responsabilité que je connais parmi mes parents, ma famille maternelle. Ils étaient fiers, faisaient ce qu’ils devaient faire pour soutenir une famille de cinq enfants sans aide, et c’était sous le régime communiste! C’est important de démontrer qu’on peut être aussi acteur de nos vies.
Brune : Si demain, le président Macky Sall vous proposait un poste ministériel ?
C’est une question que beaucoup de gens me posent. Ce à quoi je réponds que de mon côté, c’est très clair: je ne vais pas m’aventurer dans quelque chose que je ne connais pas. J’ai mon cabinet DCA et j’y travaille. Je veux amener le maximum de capitaux étrangers vers l’Afrique – je parle des nouveaux investisseurs du secteur privé. C’est cela qui va nous faire nous développer, ce ne sont pas les bailleurs de fonds traditionnels. Je comprends ce que les investisseurs veulent, ce qu’ils veulent voir. Je me sens comme une interprète entre les investisseurs et les gens du gouvernement, et là, je pense que je peux être extrêmement efficace.
S’il faut contribuer plus, il faudra juste que je sois convaincue que ce soit apour la bonne cause. Je me nourris toute seule, avec mon mari et ma famille. Je n’attends pas que le gouvernement me nourrisse. On avait proposé plusieurs postes à mon père, communiste, et il a refusé pour des questions de conviction.
Brune : Quels sont vos objectifs pour 2015 ?
Je veux aider les investisseurs étrangers, les investisseurs américains que je connais le mieux, à mieux comprendre le continent africain. Il y a un véritable et important problème d’information. En réalité, les investisseurs ne savent pas toujours faire la part des choses. J’en connais beaucoup qui ne font pas de différence entre le Sénégal, la Côte d’Ivoire ou le Botswana et ne savent pas, par exemple, qu’il y a une Bourse qui grandit de jour en jour et qui produit des résultats. En réalité, mon objectif ultime est de promouvoir l’indépendance des Africains, ainsi que l’emploi et le secteur privé, plus que n’importe quoi d’autre.
Propos recueillis par MARIE-JEANNE SERBIN-THOMAS